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«La perte et l’héritage» de Raphaël Arteau McNeil

9782764625347
La perte et l’héritage | BORÉAL

L’hypothèse selon laquelle nous serions aujourd’hui déshérités n’est plus à démontrer. L’actualité nous fournit à ce titre un nombre incalculable de témoignages toujours plus ou moins navrants, quand ce n’est pas notre propre méconnaissance qui nous signale un manque à être. Au reste, les rares moments où la culture est élue comme sujet de nos discussions, il n’est pas très risqué d’avancer que chacun connaît  d’assez près l’embarras que suscite l’ignorance de tel grand texte, de tel grand auteur. À qui la faute ? Serions-nous trop paresseux ou victimes d’une culture de la paresse ?

couvertureÀ cette question, La perte et l’héritage répond comme il se doit : un peu des deux. Si la responsabilité individuelle ne saurait être évincée des causes du phénomène de l’inculture, c’est la responsabilité collective qui est ici mise en examen. Du désir de faire retour sur dix ans d’enseignement des œuvres marquantes de la culture occidentale à l’Université Laval, Raphaël Arteau McNeil a su tirer une réflexion beaucoup plus vaste, qui « permettrait de mettre en lumière non seulement notre rapport à l’éducation mais aussi notre société, notre époque, voire notre monde. » (p. 10) Le procédé employé dans le livre n’est pas sans finesse : fidèle à l’esprit du certificat des œuvres marquantes, l’auteur, qui est professeur de philosophie, réinvestit la forme du célèbre Discours de la méthode de Descartes, point tournant dans l’histoire de la philosophie à l’aube de sa modernité. Non moins sans ironie, c’est pour mieux nous prévenir contre la tentation de la table rase typique du cartésianisme et toujours honorée aujourd’hui (la période communiste manquerait peut-être, après tout, un peu de la vigueur nécessaire pour y voir une mise garde contre la tabula rasa…). « Pour Descartes, » nous dit Arteau McNeil, « c’était un acte de pensée audacieux et révolutionnaire ; pour nous, c’est devenu un réflexe métaphysique. Comme tout le monde, on a cru me faire le plus grand bien en me répétant chaque jour – et j’exagère à peine – que je devais apprendre à penser par moi-même. Je suis désolé, mais j’en suis incapable. » (p. 97) Avec la génération lyrique coïncide l’avènement d’un monde sans plus d’autorité. De ce manque d’autorité fleurit le relativisme dans lequel est empêtré l’éducation d’aujourd’hui. En refusant la tâche – difficile – de fournir un sens au monde, les adultes se trouvent en quelque sorte aussi innocents que les enfants. Qui donc va désormais s’occuper d’eux ? Qui va leur faire cadeau d’une carte suffisamment éprouvée pour explorer le territoire de la vie ? La société de marché n’a attendu l’accord de personne pour exploiter la faille ainsi béatement ouverte et les jeunes doivent désormais faire leur propre éducation.

Pourtant, l’éducation est le propre de l’homme. En refusant la transmission des grandes œuvres, c’est notre humanité que l’on met à mal. Pour conserver les apparences, nous avons fait place au règne de la spécialisation, au risque de former des êtres bornés. La plupart du temps, c’est bien ce qui arrive : selon Arteau McNeil, la spécialisation ne remplit que très partiellement l’office de l’éducation véritable. Si l’éducation « est l’activité qui consiste à réfléchir sur son expérience » (p. 40), c’est à la transmission d’une culture générale que les professeurs doivent attacher leur attention. L’expérience, forcément multiple et complexe, peut être appréhendée par l’intelligence des grandes œuvres. Elles ne sont pas grandes par intention élitiste ou volonté d’oppression, mais bien grandes parce qu’elles ont su exprimer « le meilleur de ce qui a été pensé et connu » (p. 55). De Xénophon à John Erskin, l’essayiste dresse la genèse et la raison d’être de l’éducation par les œuvres marquantes, qui jusque dans les années 60, était considérée comme progressiste. Personne n’ignore plus aujourd’hui l’irritant procès en conservatisme auquel elle est soumise…

Qu’on le veuille ou non, l’éducation demande à ce que l’on tienne position dans le champ de la morale. Hélas, on a du mal à accepter que l’école de la grande culture y réponde conséquemment. En établissant une hiérarchie, elle se permet des jugements de valeur, une faute grave dans nos démocraties libérales. La poursuite absurde d’une société sans normes fait écho à ce désir pour « une culture égalitaire qui ne juge pas. » (p. 76) Les valeurs – hormis celles du Droit et du Marché dirions-nous avec Jean-Claude Michéa – ne sont pas du ressort de l’État ou de l’éducation, mais de l’individu. Déshérités, nous devons par nous-mêmes et pour nous-mêmes répondre à la question du sens de nos vies. Une broutille… Sans retirer les nombreux mérites de la philosophie post-structuraliste, Raphaël Arteau McNeil nous explique en quoi elle a fourni les assises théoriques à cet effondrement de l’individu, dont les jours s’écoulent en une recherche angoissée pour la pâte sémantique qui saura remédier aux brèches de sa psyché égarée.

Tout ceci témoigne d’une chose capitale : « notre aliénable attachement à l’unité. » (p. 108) C’est sur cette base que l’éducation par les grandes œuvres trouve son fondement ultime. Elle y trouve par conséquent sa légitimité. La perte et l’héritage répond au besoin de plus en plus urgent de sortir de l’impasse individualiste dont il ne devrait plus être permis d’ignorer les écueils. C’est un livre lumineux pour les esprits inquiets du règne de l’insignifiance ; il permet de clarifier ce qui est et ce qui doit être fait pour retrouver une dignité dans l’ombre toujours grandissante du Progrès. « Mon essai n’a de raison d’être que s’il conduit à la lecture d’autres textes, bien meilleurs que le mien. » (p. 165) Nous tiendrons, quant à nous, La perte et l’héritage comme un précieux point de départ à la difficile tâche de s’éduquer.

David Labrecque

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Un commentaire

  • Jean-Paul Coupal

    11 avril 20188 h 37 min

    Ce thème recoupe le livre d’Allan Bloom, The Closing of the American Mind (traduit en français par L’Âme désarmée) qui fut un best-seller mondial au début des années 90. Ce pamphlet pour un retour à un enseignement humaniste a été décrié par la gauche comme étant conservateur et le paradoxe fut qu’un des héritiers de Bloom s’appelait Fukuyama, l’auteur de « La fin de l’histoire et le dernier homme », livre d’un bureaucrate de Washington, néo-libéral et, lui, parfaitement dans la veine conservatrice. Il est vrai que Bloom est un libéral; qu’il a été l’élève de Leo Strauss; qu’il ne s’agit pas de jeter le monde à l’envers pour partir de la tabula rasa que certains pseudo-pédagogues promeuvent. La pensée libérale n’est pas celle d’un quelconque parti libéral. Aux États-Unis, se dire « liberal’ c’est se voir classifier dans l’extrême gauche issue de Jefferson. Le néo-libéralisme n’a rien de commun et les libertariens ne sont pas issus de l’anarchisme militant mais de celui de Stirner, essentiellement égoïste et suffisant. Le titre original du livre de Bloom invitait les Américains à choisir le type d’esprit qu’ils voulaient léguer. Le titre français partait du même constat que McNeil : la perte DE l’héritage ne signifie-t-elle pas celle de tous les repères d’orientation d’une conscience? Il y a sans doute ce côté vicieux du capitalisme, du néo-libéralisme et de la fascination des outils technologiques nouveaux (qui ne sont pas à dédaigner), mais oui, il y a aussi, et je dirais surtout la paresse, celle de l’esprit, mais aussi celle du coeur. À l’heure où il y a entente tacite entre les enseignants incompétents et les étudiants paresseux captés par leurs i-phones, l’équilibre entre le passé et le présent est dès plus précaires. Nous avons besoin d’y penser avant de faire notre « choix ».