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Né d’aucune femme de Franck Bouysse

9782358872713
Bouysse, Franck
La Manufacture de livres
39,95$

Franck Bouysse : Une voix immense

L’Épicurien, 1292 avenue Maguire, neuf heures. Je déjeune en compagnie d’autres ambassadeurs libraires avec l’auteur Franck Bouysse et son éditeur de La Manufacture de livres. Tous deux sont en tournée promotionnelle au Québec, notamment pour Né d’aucune femme qui a remporté en mai dernier le Prix des libraires 2019 en France. À ce moment, je n’en ai pas encore terminé la lecture, j’arrive à la moitié. J’ai dû me résoudre, à une heure avancée la nuit précédente, à déposer le bouquin – pratiquement impossible à lâcher – et à éteindre la lumière. L’Épicurien, 1292 avenue Maguire, neuf heures : je tangue encore entre réalité et fiction. Je bois en alternance mon café (Dieu merci) et les paroles des deux hommes assis devant moi – celles-là surtout.

Avec Né d’aucune femme, Franck Bouysse nous dit clore son cycle des saisons, débuté dans un décor hivernal en 2014 avec Grossir le ciel, suivi de Plateau en 2016 et de Glaise en 2017. Le printemps est donc le théâtre de ce quatrième roman, dont les mystères ne se dénoueront qu’« avec l’odeur des premières roses » (p. 306).

Bouysse réussit à maintenir le rythme jusqu’à la fin, toujours au-devant du lecteur, ne le laissant rien déjouer sans qu’il ne l’ait d’abord décidé. L’intrigue rurale se déploie à une époque où l’on attelle encore les chevaux, où les familles nombreuses vivent pauvrement et où les riches profitent de l’autorité des apparences. Les curés se déplacent encore chez les gens pour offrir la bénédiction de Dieu aux défunts, et c’est justement ainsi que le roman commence. Gabriel, prêtre vertueux, s’apprête à bénir le corps d’une patiente de l’asile régional et, contre toute attente, à défier la loi divine. La veille, à la confesse, on lui a soufflé que se cachaient, sous les jupons de cette patiente, les carnets de Rose, carnets qu’il devait impérativement récupérer. En mettant la main sur ceux-ci, Gabriel découvrira le journal d’une jeune femme aux secrets pesants : un récit tragique, jamais complaisant.

Dès les premières pages, une voix nous saisit et nous entraîne. Une voix prenante au point de nous obliger à la suivre n’importe où, jusque dans les recoins les plus sombres de l’âme humaine. On voudrait parfois pouvoir fermer les yeux devant la dureté des scènes ou l’inexorable tournure du destin. La violence qu’on lit, si elle n’est pas gratuite, demeure malheureusement bien tangible.

Cette voix m’a rappelé celle de grands auteurs américains, dont certains figurent parmi les incontournables de la bibliothèque de Franck Bouysse lui-même. Faulkner surtout, pour cette capacité à ne dévoiler que l’essentiel, et Steinbeck, dans toute son humanité. Gabriel Tallent aussi, et le caractère froidement obsédant de My Absolute Darling. Les critiques n’ont d’ailleurs pas tari d’éloges à l’endroit de Bouysse, toujours en des mots puissants, pour parler de son écriture totalement maîtrisée. Je ne pense pas autrement. La prose de Bouysse est âpre et sinistre, poétique et jubilatoire. Soignée et sculptée, elle conserve néanmoins son élan instinctif, son goût terreux. On reconnaît bien là la signature éditoriale – artisanale, organique – de La Manufacture de livres. Enfin, on referme Né d’aucune femme en se disant que la magie romanesque opère encore, Dieu merci!

Virginie St-Pierre

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