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« Little Heaven » de Nick Cutter

9782896943388
Cutter, Nick – Little Heaven
| Alto

Un paradis pour l’Épouvante!


couverture-livreLe Mal est-il un principe qui habite chaque être humain, que nous le voulions ou non? Dans quelle mesure chacun d’entre nous doit-il composer avec une part plus ou moins obscure de son âme, de son esprit? Posé ainsi, le problème semble purement métaphysique, bien que, depuis Freud, la psychologie y ait son mot à dire. En 1898, Henry James posait en partie la question en donnant à sa fameuse histoire de fantôme ce « tour d’écrou supplémentaire » qui la rendait si délicieusement subversive. La narratrice rejetait sur la responsabilité d’anciens gardiens la personnalité malfaisante des deux enfants dont elle avait la garde; James avait eu le mérite de ne pas donner de réponses claires (d’autant plus que la santé mentale de la narratrice était pour le moins chancelante!).

C’est un long préambule, j’en conviens; mais il me permet de retracer une ancienne et noble filiation au tout nouveau roman de Nick Cutter, Little Heaven. Car si un thème se démarque fondamentalement de cet opus de Cutter, c’est bel et bien le Mal. Le Mal qui se présente ici sous de nombreuses formes : morale, spirituelle et… physique! Little Heaven est plus complexe, certes, que le « premier » roman de Cutter, Troupe 52, mais il est tout aussi viscéral (j’entends par « viscéral » ce que les anglophones appellent du body horror, dont l’un des meilleurs exemples demeure l’œuvre cinématographique de David Cronenberg).

Micah, Minerva et Ebenezer : trois personnes que tout sépare si ce n’est leur métier. Ils sont tous les trois tueurs à gage et mercenaires. Ils acceptent un jour d’accompagner Ellen dans la petite communauté religieuse de Little Heaven afin de s’assurer que Nate, le neveu de celle-ci, se porte bien. En effet, la communauté est littéralement coupée du monde et tente de vivre en autarcie. Comme nous sommes ici dans un roman d’horreur, il va de soi qu’absolument rien ne va à Little Heaven! Et les trois protagonistes trouvent sur les lieux un adversaire aussi mystérieux que terrifiant.

Résumer ainsi ce roman somme toute assez dense (il fait tout de même 608 pages!) est quelque peu réducteur, mais le plaisir de ce genre littéraire relève en partie de la surprise. Tout de même : Cutter n’emprunte pas la voie de la facilité. Le fil du récit est complexe, entraîne les personnages entre deux époques séparées par 15 années et multiplie les points de vue, passant constamment d’un personnage à l’autre. Ce procédé permet à l’auteur de développer la psychologie de l’ensemble (ou presque!) des protagonistes que le lecteur croise au long de sa lecture. Si Micah, Minerva et Ebenezer sont tous les trois, à leurs façons, des personnages auxquels nous nous attachons, l’auteur met également en scène d’autres individus à la moralité douteuse, mais tout aussi fascinants.

Les lecteurs de Troupe 52 se souviendront de l’importance que prenaient les enfants (des adolescents) et leurs liens avec le monde des adultes. J’y avais vu (dans un texte de blogue précédent : https://www.librairielaliberte.com/nick-cutter-troupe-52) la faillite des parents envers leur progéniture. C’est un thème que l’on retrouve encore ici, mais exposé selon moi avec plus de subtilités. En fait, dans le roman précédent de Cutter, les fautes des adultes avaient ni plus ni moins modelé la personnalité des cinq adolescents; dans Little Heaven le jugement m’apparaît moins intransigeant : oui, les adultes peuvent échouer dans leur tâche, mais ce n’est pas faute de tenter de faire de leur mieux dans un monde qui, eux aussi, les dépasse.

Troupe 52 était écrit un peu comme un roman d’horreur scientifique. L’histoire centrale des cinq adolescents seuls sur une île était entrecoupée de rapports de laboratoire, de « coupures de journaux », etc. Little Heaven se rapproche davantage du western. La petite communauté ressemble à ces villages de pionniers qui essaient de se développer sur la frontière et se retrouvent assiégés par l’ennemi. Sauf qu’ici l’ennemi est plus difficile à (dis)cerner qu’une bande de desperados ou de peaux-rouges! Et les pétarades de fusils abondent! Ceux qui aiment leur roman d’horreur servi avec une bonne dose d’action en ont pour leur argent.

L’amateur d’horreur que je suis est rassuré par la réussite de Nick Cutter. Il a relevé le défi d’écrire un autre livre qui m’a chamboulé, terrorisé, dégoûté et, oui : que j’ai aimé! Troupe 52 m’avait bouleversé et ce n’est pas pour rien si je n’ai cessé ici de comparer les deux œuvres. Elles ont des ressemblances (des lieux isolés, des corps qui se font et se défont, des liens familiaux fragiles), probablement des thèmes chers à l’auteur ou des fétiches littéraires, mais disposent de suffisamment de différences pour se démarquer l’une de l’autre. Mais l’horreur qui se déroule à Little Heaven est plus subtile, plus insidieuse. Cutter laisse le soin à son lecteur d’utiliser sa propre sagesse, son savoir, pour méditer les événements qui ont cours. J’ajouterais qu’une dose de culture littéraire fantastique n’est pas à négliger pour y dénicher d’autres niveaux de lecture! Cutter rehausse ici d’une nouvelle pierre le glorieux édifice de l’horreur qu’il érige… pour notre plus grand et morbide bonheur!

Jérôme Vermette, libraire

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