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L’autre Robert E. Howard : «Le Seigneur de Samarcande»

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Le Seigneur de Samarcande | Bragelonne

9782352943013À l’instar de l’œuvre d’un Conan Doyle, qui traverse le temps à l’ombre du détective de Baker Street, ou de celle d’un Bram Stoker, qui se cache sous les ailes du plus célèbre vampire de tous les temps, celle de Robert E. Howard semble éclipsée par les péripéties de sa plus célèbre création, Conan le Cimmérien. Et encore : jusqu’à tout récemment, le public francophone n’avait à se mettre sous la dent qu’une vision métamorphosée du barbare, transformée par les innombrables pastiches et, surtout, par la soi-disant « collaboration posthume » menée par Lyon Sprague de Camp et Lin Carter. Ces deux auteurs, en voulant créer une suite chronologique douteuse, une sorte de pseudo-biographie de Conan, en retravaillant les textes de Howard et en ajoutant quelques-uns de leur cru, ont littéralement modifié le corpus howardien. Le vernis de darwinisme social qu’ils ont donné à l’œuvre va, malheureusement, quelque peu ternir la création d’Howard, et ce, jusque dans ses diverses existences dans le septième (le film de John Milius, néanmoins fascinant) et le neuvième art (notamment, les adaptations chez Marvel).

C’est dire à quel point le projet initié il y a quelques années par Bragelonne de rééditer les œuvres de Robert E. Howard est bienvenu. C’est sous la gouverne de Patrice Louinet, spécialiste de l’auteur, que la maison d’édition réalise lentement ce projet à partir des tapuscrits originaux uniquement, dans leur ordre chronologique de composition. Il s’agit donc, pour la toute première fois, de l’œuvre présentée telle que l’avait imaginée le tragique auteur (rappelons que Howard s’est suicidé à l’âge de 36 ans, alors qu’il était en pleine gloire).

Si le triptyque composé par les aventures de Conan est un classique incontournable pour tous lecteurs de fantaisie sérieux (comme moment fondateur du genre, il figure aux côtés du Seigneur des Anneaux), j’ai choisi malgré tout de présenter ici le recueil intitulé Le Seigneur de Samarcande. Cette anthologie, superbement illustrée par Stéphane Collignon, réunit l’ensemble des textes de Howard se déroulant dans un contexte historique au Moyen-Orient. Nul démon ni magie ne se retrouve dans ces récits d’aventure : s’il y a un fil conducteur ici, c’est la représentation des Croisades.

Qu’il s’appelle Cormac FitzGeoffrey, Gottfried von Kalmbach ou John Hawksby, le héros howardien se retrouve ici plongé au cœur de la tourmente provoquée par le choc de deux civilisations (européenne et arabe). Assoiffé d’aventures, il est à la recherche de trésors perdus, en quête d’une vengeance personnelle ou, bien souvent, il est un simple mercenaire ayant vendu sa lame à une des deux puissances. Peu importe le destin qu’il s’est tracé et le prix qu’il confère à sa liberté, il ne peut qu’être le témoin impuissant de l’entropie matérialisée par la décadence de la civilisation, que celle-ci soit chrétienne ou musulmane.

Il s’agit donc de récits sombres, reflets d’une personnalité pessimiste, qui sont ici réunis. C’est pourtant sa puissance d’évocation d’un Orient suave, sensuel et en proie à une violence endémique (insistons : chez Howard, ce n’est pas l’Autre, l’Arabe, qui est nécessairement cause de la violence; c’est l’élément civilisationnel lui-même qui est la source de toute décadence, apathie ou violence) et son remarquable talent de conteur qui font que Robert E. Howard transcende ici son époque et les genres. Il suffit de lire « Les Cavaliers de la Tempête » pour s’en convaincre : haletante course-poursuite sous les cieux des Mille et une nuits, c’est une époustouflante démonstration de la maîtrise d’Howard dans le suspense et la description de l’action.

On ne peut passer sous silence la présence, dans ce recueil, de la nouvelle « L’Ombre du Vautour », une des meilleures écrites par Howard. Alors que Vienne est assiégée par les troupes de Soliman le Magnifique, Gottfried von Kalmbach, combattant et jouisseur devant l’Éternel, y croisera une des plus célèbres créations howardiennes : Sonya la Rousse. Personnage secondaire haut en couleur, elle rencontrera elle aussi (à l’instar de Conan) un destin culturel qui n’a rien à voir avec sa genèse : la bande dessinée et le cinéma en feront une héroïne de l’âge hyboréen, cette ère fictive antédiluvienne durant laquelle sévit un certain cimmérien. La nouvelle originale, quant à elle, est un autre joyau de l’œuvre du célèbre texan.

Pour le fan de Robert E. Howard, le summum dans ce livre reste les appendices, composés de versions de travail inédites, de synopsis de nouvelles et d’un essai passionnant signé par Patrice Louinet. Son propos sur le travail et la vie de l’auteur est, à plus d’un égard, essentiel dans la réhabilitation de son œuvre. Que ce soit en introduction aux écrits de Howard ou pour aller plus loin encore dans ce corpus, Le Seigneur de Samarcande est un ouvrage tout simplement remarquable, un pur bonheur de lecture.

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