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« Les batailles d’Internet » de Philippe de Grosbois

9782897193652
Les batailles d’Internet | Écosociété

La guerre virtuelle racontée

couverutreLa numérisation des sociétés a fait naître, à son stade initial, une pléthore de discours mettant en scène des angoisses et des phobies liées à l’avènement d’Internet, considéré alors comme une menace et jugé toxique pour le développement humain. Dans Cybermonde ou la politique du pire, Paul Virilio entendait montrer que « [l]es délais technologiques provoquant la téléprésence essaient de nous faire perdre définitivement le corps propre au profit de l’amour immodéré pour le corps virtuel, pour ce spectre qui apparaît dans l’étrange lucarne et dans l’espace de la réalité virtuelle. Il y a là une menace considérable de perte de l’autre, du déclin de la présence de l’autre, du déclin de la présence physique au profit d’une présence immatérielle et fantomatiquei. » Selon Virilio, il était nécessaire de résister activement à la pénétration des technologies dans nos vies quotidiennes, car Internet risquait de désintégrer la « communauté des présents ou profits des absents – absents abonnés à Internet ou au multimédiaii ». Depuis les années 1990, les technophobes, ayant plus de prise pour étudier Internet, ont retravaillé leurs discours. Comme le souligne Philippe de Grosbois, les promoteurs de la technophobie dressent désormais un tout autre portrait du Net : « [n]ous voici enfermé.e.s dans des bulles d’information qui renforcent nos biais et nous isolent les un.e.s des autres, envahi.e.s par les fausses nouvelles, harcelé.e.s par des trolls qui sévissent […], encadré.e.s par des algorithmes […]iii. » Forgée à même une attitude pessimiste, la critique intégrale d’Internet, concentrant ses réflexions sur les effets négatifs du réseau, soutient que le cyberespace « court-circuite les institutions politiques et détruit les solidaritésiv » tout en « renfor[çant] l’emprise du capital sur nos existencesv. » Dans Les batailles d’Internet, de Grosbois se donne pour tâche de dépasser cette approche qu’il juge fataliste, car Internet est vu comme « une force extérieure à la société qui tombe sur nous telle une bénédiction ou une malédictionvi » et montre les individus comme des « réceptacles passifs d’une technologie dotée d’une essence presque transcendantevii ». La posture adoptée par l’essayiste est celle du sociologue analysant le cyberespace comme un terrain où se déroulent des luttes sociales et politiques : « Internet est une création humaine et donc une construction sociale. Toute sortes d’acteurs, aux intérêts souvent contradictoires, l’ont investit avec les décennies. Le réseau ne se trouve pas en-dehors du monde, il a été façonné et est toujours façonné par des rapports de forces bien présents dans la sociétéviii. »

L’indéniable réussite des Batailles d’Internet réside dans la possibilité de « présentifier » le Web et de lui « donner corps » en inversant la perspective souvent utilisée pour traiter du cyberespace. En fait, Philippe de Grosbois rabat le réel social, politique et écologique sur le virtuel pour établir la passerelle entre le réel et l’immatériel : « loin d’être à l’extérieur de nos vies réelles, le réseau intègre maintenant un nombre croissant de nos interactions et échanges […]ix. » Il s’agit ici de mettre en lumière le fait que « [l]es batailles politiques et économiques qui prennent place sur Internet ne sont pas isolés de celles qui se déploient dans d’autres sphères de la sociétéx. » L’attention particulière de l’essayiste à se diriger vers les faits humains et sociaux lève le voile non seulement sur les impacts écologiques de l’utilisation d’Internet, mais aussi sur un enjeu crucial, celui de l’Internet libre. Il se trouve que « [t]outes les potentialités ouvertes par Internet, sur les plans de l’expression individuelle, de la culture, du journalisme ou de la démocratie, font l’objet d’une contre-attaque puissante et concertéexi. » L’État et les entreprises vont employer différents moyens pour limiter la liberté des internautes : les dispositifs de surveillance, les mécanisme de contrôle des communications et des mesures de répression contre les cyberactivistes. Si l’on doit mobiliser une « résistance numérique » pour riposter à ces mesures liberticides, celle-ci doit être orientée de façon à garantir la neutralité du réseau ( « la non-discrimination dans le traitement de l’information, tant de la part des fournisseurs d’accès à Internet que de la part des Étatxii ») ou à combattre les visées monopolistiques des géants du Net. Tout ceci sert, selon Philippe de Grosbois, à « conjurer les risques de centralisation et d’appropriation du réseau [et] à contribuer à son développement à des fins populaires et citoyennesxiii ».

Le lecteur objectera peut-être ici que l’essayiste fait jouer, à son insu, le ressort technophobe, car en mettant en représentation la complexité des problèmes sociaux et politiques que pose l’utilisation du Web, Philippe de Grosbois articule la dichotomie entre « nous » et « eux », deux représentations qui traduisent et schématisent à la fois les refus, les conflits et les ressentiments entre les agents sociaux, les instances et l’autorité. Au cas où je ne me serais pas expliqué clairement, l’auteur des Batailles d’Internet désigne un adversaire réel tout en transférant sur lui les peurs et les espoirs diffus des acteurs sociaux. Toutefois, Les batailles d’Internet participe à la constitution d’un « capital intellectuel » à partir duquel il est possible de « repenser [la place du Net] dans notre action politiquexiv » et n’est pas sans soulever des questions vives : « laisserons-nous le réseau devenir un appareil de domination, de contrôle, et de division des citoyen.ne.s ou saurons-nous, au contraire, réaliser pleinement les potentialités d’un réseau de communication décentralisé qui serait entretenu et développé par et pour la population ?xv »

Alexandre Laliberté

iPaul Virilio, Cybermonde ou la politique du pire, Paris, Éditions Textuel, 1996, p. 48-49.

iiIbid., p. 46.

iiiPhilippe De Grosbois, Les batailles d’Internet, Montréal, Écosociété, 2018, p. 21.

ivIbid., p. 28.

vIdem.

viIbid., p. 29.

viiIdem.

viii Ibid., p. 22.

ixIbid., p. 200.

xIbid., p. 171.

xiIbid., p. 149.

xiiIbid., p. 227.

xiii Ibid., p. 239.

xivIbid., p. 258.

xvIbid., p. 23.

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