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«L’héritage et autres contes» de Ringuet

9782894064146
L’héritage et autres contes | Bibliothèque Québécoise

Après la dépossession

En 1938, Ringuet, de son vrai nom Philippe Panneton, publia son premier livre : Trente Arpents. Un Canadien-français y doit consentir à sa dépossession, à la perte du monde qui était le sien. Ce monde, c’est celui de la terre, de l’agriculture, du travail et du temps long; un monde où la mort est toujours proche et qui donnait à ses habitants le sens de la fragilité, donc du soin. Soin de la terre, jusqu’à l’esclavage dans les temps les plus durs. Soin, aussi, des autres, de sa famille plus spécialement.

« Mind your own business ! » : nous comprenons la déroute d’Euchariste Moisan en visite chez son fils établi aux États-Unis. Un pays qui séduit plusieurs Canadiens-français en ce début de XXe siècle, des pauvres en quête de travail. Là-bas, certains sont contraints de modifier leur nom. Les Lacroix deviennent les Cross, les Leblanc, les White. L’anglais s’est mêlé au français derrière les dents en or d’Ephrem Moisan et le sens des affaires prend le pas sur les affaires de sens ; le fils d’Euchariste ne fait plus grand cas de la religion, tout enfant de Dieu qu’il est.

Perte du sens de la continuité, perte du territoire, perte du français et perte du religieux… Tout y est. Serons-nous étonnés que Trente Arpents ne figure dans aucun programme scolaire ?

Porté par la même plume magnifique de Ringuet, L’héritage et autres contes se lit comme on s’informerait des restes du monde d’avant, en somme, le degré de décomposition d’une culture. La nouvelle qui inaugure le recueil – il s’agit en fait bel et bien de nouvelles plus que de contes – est celle d’un renoncement. Albert Langelier, héritier de la terre de son défunt père, inconnu duquel il fut séparé dès la naissance, quitte la ville pour s’installer sur la terre et se consacrer à la culture du tabac. Il y fait la rencontre de Marie Saint-Ange, dite la Poune, autre rejeton sans parent qui était au service de feu Baptiste Langelier (la figure de l’orphelin tient décidément une place importante chez Ringuet). Sensible dans Trente Arpents, l’incommunicabilité entre les mondes urbain et rural est ici toujours à l’œuvre : au bout de quelques temps, une sécheresse inédite frappe la région et met en péril toute la culture, dont celle des voisins qui s’adonnent alors à d’invraisemblables superstitions. Rien ne peut expliquer cette calamité sinon l’arrivée d’Albert, ce corps citadin, en campagne. On évite autant que possible les contacts avec le jeune homme qui, perdant espoir, se détermine finalement à quitter les lieux. S’il ne récolte pas le tabac de sa terre, il recueille néanmoins l’amour de Marie. Elle s’éloigne avec Albert qui retourne en ville. Que reste-t-il après la rupture d’avec les aïeuls ? De quoi est dès lors faite la vie lorsque se dissout le ciment de la culture des campagnes canadiennes-françaises ? Il se pourrait bien, en effet, que ne s’ouvre à nous que la petite histoire des vies individuelles. À défaut de société, il y a les rencontres ponctuelles et éventuellement heureuses, dans la mobilité distinctive de la société moderne.

Les huit autres nouvelles du recueil peuvent alors se laisser appréhender comme autant de variations de ces rencontres et de cette mobilité. Ringuet transporte ses personnages en Europe aussi bien qu’en Polynésie et au Panama pour subtilement nous révéler une part de nous-mêmes. Il se permet d’ailleurs de quitter le registre réaliste bien campé dans Trente Arpents pour convoquer, à l’occasion, des motifs fantastiques qui ne sauraient déplaire car jamais gratuits. Nous soulignerons spécialement L’étranger, cette étonnante histoire de conversion à l’Islam. L’héritage et autres contes fut publié en 1946…

David Labrecque

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Les chroniques de David, Romans, Suggestions de lecture

Un commentaire

  • Mix-Movie.com

    23 août 20197 h 32 min

    Notre libraire David Labrecque a lu « L heritage et autres contes » de Ringuet. L ouvrage « se lit comme on s’informerait des restes du monde d’avant, en somme, le degre de decomposition d’une culture. »