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À côté de nous le déluge. La société d’externalisation et son prix de Stephan Lessenich


9782897195137
Lessenich, Stephan
Éditions Écosociété
25$

Le miroir déformant de l’abondance occidentale

Le sociologue allemand Stephan Lessenich nous convie à un parcours des plus percutants dans les pays du Sud, ceux que, il y a une vingtaine d’années encore, nous appelions le Tiers-Monde. Le voyage débute au Brésil en 2015, dans une petite ville baptisée Mariana. Pas très loin de cette ville, en novembre de cette année-là, un barrage de rétention appartenant à la minière Samarco s’effondre, inondant le fleuve de déchets hautement toxiques et condamnant la ville. Et alors que le lecteur est horrifié par un tel récit, l’auteur, lui, semble hausser les épaules : des incidents comme ceux-là, il y en a plusieurs par année. Et cela, dans la quasi-indifférence générale des pays du Nord.

Et c’est là le cœur de la thèse de ce livre qui donne froid dans le dos : la qualité de vie que nous avons mise en place dans les pays du Nord se fait aux dépends de ceux du Sud, que nous pouvons exploiter à merci. Lessenich utilise un concept qui provient de la science économique : l’externalisation. L’auteur définit ce concept comme étant la répartition des risques dans la production ; par exemple, une entreprise qui pollue l’eau dans sa production devrait techniquement payer un coût afin de permettre le traitement de cette ressource. Or, ce que nous dit le sociologue, c’est que le Nord se permet son rythme de vie et de consommation effréné, car il externalise les aspects douloureux de son mode de vie, les risques qui y sont liés.

L’exemple du Rio Doce qui sert de mise en bouche à l’essai est éloquent. Samarco profite du laxisme des lois d’un pays du Sud dans le traitement de ses rebus miniers. Et nous n’avons pas parlé encore d’exploitation des travailleurs, le cas le plus connu étant celui du domaine des textiles. Même Internet n’y échappe pas. L’Inde fournit aux grandes compagnies que sont les Google, Facebook et autres Amazon du même acabit un contingent de travailleurs chargé de filtrer la Toile afin d’y retirer les images les plus sordides et dérangeantes que l’on puisse y trouver. Ainsi, même cette vision édulcorée de l’Internet nous la devons à une certaine forme d’externalisation.

Mais Lessenich n’est pas un économiste, c’est un sociologue. La vie en société est directement son domaine d’études. Ainsi, pour reprendre l’exemple indien ci-dessus, l’auteur parle des problèmes de santé qui émergent au sein de ce milieu de travail : dépression, alcoolisme et violence domestique deviennent monnaie courante. Notre propre mode de vie mis ainsi en miroir devient gênant. Or, Lessenich nous rappelle que si nous agissons ainsi, c’est bel et bien parce que notre société d’externalisation est constituée de telle sorte que nous y sommes incités, voire encouragés.

Disons-le d’emblée : ce n’est pas une attaque contre l’économie à laquelle se livre notre auteur ici. Il s’agit plutôt de tirer les leçons que peut nous fournir la sociologie. D’ailleurs, Lessenich encourage les autres sciences sociales (y compris l’économie) à se pencher sur la question de la société d’externalisation. C’est le modèle du capitalisme qui est remis en question. Le capitalisme et ce qui paraît être une intarissable soif de ressources et de capitaux. Certains lecteurs seront peut-être agacés par le nombre d’exemples qui trouvent leur source en Allemagne, mais c’est là le pays d’origine du chercheur.

Lorsque j’ai vu Greta Thunberg sermonner vertement avec audace les représentants des Nations unies cette semaine, cela faisait quelques jours que je venais de terminer la lecture de cet essai du sociologue allemand Stephan Lessenich. Et comme beaucoup de monde, je suis témoin dans les médias (particulièrement sur la Toile) du déni profond dont font preuve, non seulement les climato-sceptiques, mais également les élites politiques et économiques de notre tour d’ivoire occidentale. La traduction française de cet essai arrive à point nommé. Il est plus que temps de cesser de jouer à l’autruche et cela nécessitera des changements radicaux.

Jérôme Vermette

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